Interview : Dominique VÉRET d’AKATA

Akata souffle ses dix bougies

0

Sylvie Chang et Dominique Véret ont dirigé dans un premier temps les éditions Tonkam – ils y ont fait connaître Masakazu Katsura (Vidéo Girl Aï, toujours la meilleure vente de Tonkam avec Hikaru no Go), les Clamp (RG Veda) et le dieu du manga, Osamu Tezuka (Bouddha). En 2001, ils quittent leur maison d’édition.

Accompagnés d’Erwan Leverger et Sahé Cibot, Sylvie et Dominique fondent alors Akata. Cette jeune maison intéresse les éditions Delcourt qui cherchent à lancer une collection manga. Akata leur fournira des titres clés en main, se chargeant de la négociation des droits à leur adaptation en français. Depuis, Akata et Delcourt se sont imposés sur le marché du shôjo et du seinen, privilégiant des titres originaux, culturellement marqués.

Dominique Véret accorde un soin particulier au travail de traduction/adaptation de ses titres et propose dans les volumes des notules culturelles pour éclairer le lecteur. Installés dans le Limousin, à la grande différence de la majorité des autres éditeurs, tous parisiens, Akata continue, dix ans après sa création, de compter sur la scène manga. Avec 800 titres à son catalogue, Akata / Delcourt est leader sur le marché du shôjo et a vendu 10 millions de manga depuis sa fondation. C’est à l’occasion de l’anniversaire de sa société que nous avons rencontré Dominique Véret.

Akata fête ses dix ans ! Durant cette décennie, qu’est-ce qui a changé le plus dans le marché du manga ?
Le nombre de lecteurs a été surmultiplié. Dans le même temps, les titres les plus culturels sont devenus de plus en plus difficiles à vendre.

Pourquoi une telle situation, alors que le manga n’a jamais été aussi populaire ?
L’aventure du manga, telle qu’elle existe en France, s’est montée pour des raisons d’ordre économique. Nous en payons actuellement les conséquences. On constate, dans la chaîne de production, un manque de professionnalisme et de culture générale. Ne parlons même pas de la connaissance de l’Asie des professionnels ! Les libraires, quant à eux, se sont mis au manga uniquement pour faire du chiffre et n’ont reçu aucune formation. Enfin, dans la presse spécialisée, les journalistes ne peuvent s’offrir un voyage annuel pour le Japon !
Si on observe les problèmes du marché, on constate qu’ils sont apparus depuis environ cinq ans avec l’ère du “bling bling”. Nous sommes rentrés dans la culture de la vulgarité avec des œuvres survendues et, au final, médiocres.

Face à une telle situation, que peut proposer Akata ?
Notre intérêt pour le manga est lié à celui que nous éprouvons pour l’Asie. Nous parlons d’une culture extérieure à notre espace occidental. Face à un monde en pleine évolution, nous voulons éduquer pour accompagner le changement de civilisation. En effet, notre culture occidentale était jusque-là hégémonique. Mais actuellement, nous assistons à la naissance de la culture globale asiatique. La France est bien placée pour apprécier et comprendre l’Asie, puisque la culture française propose une ouverture sur le monde et un esprit critique.

Akata occupe une place singulière dans la profession puisque vous travaillez avec Delcourt pour qui vous négociez des achats de droits. En quoi cette position externe à Delcourt influence-t-elle votre travail ?
J’y vois un avantage. Dans la manière de faire d’Akata et de Delcourt, on découvre des fondements semblables car Guy Delcourt et moi-même sommes justement de purs produits de cette culture française qui aime les beaux livres. Dans un premier temps, lorsque je proposais des licences, Guy acceptait spontanément. Aujourd’hui, il se montre bien plus sélectif. Mais travailler avec cette contrainte me stimule. Cela me force à lui proposer plus de titres auxquels je tiens, sachant que même s’il n’en accepte qu’un sur trois, ce sera forcément un titre que j’aime.

Parlons plus largement d’Internet qui a vraiment explosé pendant ces dix ans. Comment vois-tu son impact sur le marché ?
Le problème du Net ne tient pas à lui-même, mais à ses utilisateurs. Il y a beaucoup de vulgarité sur le Net car les internautes veulent avant tout satisfaire leurs instincts primaires. Pour l’adolescent, son désir le poussera à chercher du “sexe”. Ce n’est pas ça le problème, mis plutôt que lui mettre sous les yeux de la vulgarité, il faut plutôt lui faire découvrir le Kama-sutra.

Akata a là aussi sa spécificité car, sur votre site, vous avez toujours parlé des titres édités par vos concurrents, en bien ou en mal. À ce jour, vous restez les seuls à faire de la publicité aux autres maisons d’édition.
Il faut bien comprendre que je me moque de la culture de marché actuelle. Les relations franco-japonaises entre éditeurs, c’est vraiment du business à l’américaine. Selon moi, les éditeurs doivent se considérer comme collègues et pas en tant que concurrents. Nous n’avons donc aucun problème à dire du bien du travail des autres éditeurs. Tout choix culturel d’un éditeur traduisant sa sensibilité personnelle, il n’y a aucune raison de s’affronter.

Oui, mais vous êtes néanmoins les seuls à parler de vos camarades éditeurs sur votre site. Sens-tu quelque chose évoluer à ce niveau ?
Nous sommes sûrs d’observer la bonne attitude. Pourquoi ? Parce que la mort nous attend au tournant. C’est inévitable après ce qui s’est produit à Fukushima. Le Japon a été irradié et les conséquences se révèlent pire que pour Tchernobyl. Le pays ne pourra pas faire autrement que de revenir aux archétypes et à la tradition, le sillon que nous travaillons depuis toujours.

Rentrons justement plus en avant dans le catalogue Akata. Vous êtes leader sur le secteur du shôjo, notamment avec Nana débuté il y a 10 ans : comment l’as-tu découvert ?
Lorsque je travaillais à Tonkam, je passais du temps à mettre en avant le rock japonais que j’ai découvert en 1979. Cela m’a donné envie de concrétiser l’alliance du rock et du manga. Or, je m’intéresse à la BD pour filles parce que le dessin me touche. Rappelons aussi qu’au début d’Akata, lorsque nous avons découvert Nana, Sahé Cibot était présente, elle était intéressée par la culture hip-hop et avait elle aussi son mot à dire… Après Nana, nous avons d’ailleurs enchaîné sur Beck. Le but premier d’Akata était aussi de proposer du transmédia avec des sorties BD, vidéo et CD.

Autre titre culte, Fruits Basket. Ce manga parle notamment d’astrologie chinoise. C’est ce sujet qui t’a intéressé, non ?
Bien sûr. Quand tu t’intéresses à l’astrologie, tu découvres qu’il y a des compatibilités et incompatibilités entre certains signes. Mais lorsque tu t’élèves spirituellement, tu peux dépasser tout cela grâce à la compassion et c’est de ça dont parle Fruits Basket.

Côté baston/action, Akata n’est pas en reste. Vous rééditez justement Coq de combat qui a beaucoup fait parler de lui en son temps. Il ne s’agit pas d’une œuvre charriant des valeurs positives, au contraire. Pour toi qui insistes toujours sur l’importance de l’enseignement transmis par un manga, quel est ton but en l’éditant ?
Ce titre entre en écho avec ma propre histoire. À Bangkok, j’ai étudié le Muyai Thai avec Pornthaep Maisomded. Mon maître entraînait les grands champions locaux, mais aussi des Japonais comme Toshio Fujiwara (né en 1948, le premier champion de Muyai Thai non Thaïlandais). Un jour, des parieurs sont venus lui demander si son poulain, qui montait sur le ring le soir-même, était un bon « investissement ». Maisomded leur a dit qu’il en répondait comme de lui-même. Mais pourtant, son combattant a perdu le match ! Le lendemain, les Triades sont venues le menacer de mort car, ayant suivi son conseil, ils avaient parié sur son poulain. Mon maître s’en est sorti parce qu’il était réputé pour être un homme d’honneur. Son disciple lui a avoué avoir été payé pour se coucher. Du jour au lendemain, Maisomded a tout abandonné. Il a quitté son poste d’entraîneur et ses élèves afin de devenir garde du corps. J’ai donc décidé d’éditer Coq de combat pour dénoncer le pourrissement des arts martiaux. Cette œuvre m’a beaucoup touché car j’ai vécu des choses qu’on y lit. Je connais le milieu de la drogue, des combats clandestins et de la prostitution. En adaptant les premiers tomes, je me suis nettoyé le cerveau et j’ai pu exorciser de vieux démons.

Les œuvres de Hiroshi Hirata sont là aussi violentes, adultes, dramatiques, etc. Comment as-tu découvert cet auteur et qu’est-ce qui t’a attiré chez lui ?
Je l’ai découvert dans une librairie à Ikebukuro (célèbre quartier de Tôkyô, NDR). Son trait m’a ébloui et l’éditer m’a permis de réaliser le rêve de ma génération, celui de “devenir” un samouraï. Un soir, je me trouvais chez lui à boire le saké en compagnie de son éditeur japonais. Nous étions un peu ivres. Son éditeur lui a demandé de nous apprendre à se faire seppuku. Monsieur Hirata est alors parti chercher un sabre en bois, a retiré son haut de kimono, et s’est lancé dans une démonstration complète. Mon phantasme était réalisé ! Il m’a appris et transmis le don de soi du samouraï. Après avoir vu ça, je pouvais mourir.

Si le shôjo et le seinen sont très présents chez vous, le shônen semble plus rare. On trouve Undead ou Hyde & Closer. Pourquoi ne pas lui donner plus de place ?
C’est de ma faute ! Cela vient de mon intérêt pour le seinen et le shôjo. Nous
avons trouvé de bons titres, avons eu du succès et Guy Delcourt a alors souhaité que nous devenions leader sur le marché shojo, le shônen étant squatté par Kana et Glénat. Nous nous sommes donc cantonnés au shôjo. Mais actuellement, nous revenons au shônen avec des titres différents du genre dominant, fantasy/super-héros ados. Il est temps de sortir du modèle hégémonique et de revenir plus au réel car il tourne en rond et a enfanté une génération de geeks, soit une génération de trentenaires n’ayant encore rien fait de leur vie et ayant peur de rentrer dans le “lard” de la réalité.
Revenons sur nos choix. Undead a été un coup de cœur graphique plus que scénaristique. Le titre nous permet de dévoiler l’art de la rue. Mon fils, Nagy, va désormais s’occuper de la collection shônen et Bruno Pham, de celle shôjo. Place aux jeunes ! Shinjuku Fever, pour sa part, met en scène un adolescent travaillant dans le quartier chaud de Shinjuku. Normalement, ça devrait cartonner ! Mais voilà, le dessin gène. Il nous faut familiariser les lecteurs à du shônen qui ne soit pas de l’école Shônen Jump. Le problème des journalistes qui devraient mettre en avant les titres différents, c’est qu’ils sont des enfants du Jump. Ils ont été formatés par un style de shônen qui n’est pas représentatif de toute la richesse du genre et là aussi, il nous faut prendre le temps de faire découvrir et imposer d’autres directions éditoriales shônen. Bref : il faut déconditionner toute la chaîne pour la diversifier et l’enrichir, car faire évoluer le shônen, stimulera toute la production manga. Mais pour convaincre Guy Delcourt d’aller à contre-courant de la production actuelle, c’est difficile car les réalités économiques sont là.

On sait que le Japon connaît une crise de la créativité préoccupante avec une baisse des ventes et un public qui préfère pianoter sur son téléphone portable.
Le drame de Fukushima va revitaliser le manga. Cet événement va transformer en très peu d’années le marché, et nous forcer à ouvrir les yeux sur le fait que plus d’un quart de la population japonaise a été touchée. La mort accélérée et des mutations sont maintenant programmées d’une nouvelle manière. Il faut donc éveiller le guerrier intérieur avec le shônen et shôjo nouvelle génération pour provoquer un état d’esprit qui apprendra à soigner et à se soigner. Mitsuko Attitude participe déjà de cette démarche. Bientôt, la radioactivité deviendra une préoccupation majeure pour les nouvelles générations. Je pense aussi qu’un phénomène mystique se prépare au Japon. De grands saints vont apparaître en réaction à la morbidité qui plane sur la société. Mais il s’agira de saints « scientifiques », qui provoqueront un véritable saut technologique. Une nouvelle vision pour une nouvelle technologie. La métaphysique et la physique quantique vont se rencontrer pour lutter contre les radiations. Tout ça va remuer l’édition en France car le manga diffusera les pièces d’un puzzle exprimant cette vision.

Un peu plus de deux ans après le rachat de Kazé par le groupe Shûeisha-Shôgakukan, son fondateur, Cédric Littardi, a quitté ses fonctions au profit d’un directeur japonais. De son côté, Pika Edition a nommé en remplacement de Pierre Valls une ancienne représentante de Kôdansha. Que penses-tu de cette évolution ?
Je considère cela comme étant insultant ! Je soutiens fortement le manga, mais je regrette que les Japonais semblent vouloir uniquement nous considérer comme un marché opportun, de l’argent, et pas comme un pays ayant un talent dans le domaine de la valorisation des cultures, donc ayant un rôle à jouer. Du reste, cela me semble être une erreur stratégique. Si la culture pop japonaise est reconnue en Occident, c’est grâce aux éditeurs français, à leur grande curiosité. Nous sommes le pays qui a traduit le plus de genre de manga au monde. Le seinen occupe une place très importante en France parce que nous sommes un pays de culture contestataire. Si le manga n’est qu’une industrie, si la question est simplement de faire de l’argent pour les éditeurs japonais, alors il y a incompréhension entre la France et le Japon. Si les Japonais s’installent chez nous, les éditeurs français devraient pouvoir s’installer à même proportion au Japon et rencontrer autant d’ouverture d’esprit qu’on en a eu. Le niveau actuel de la BD française est tel qu’elle peut désormais plaire à des publics japonais : nous proposons des albums de 200 pages, des séries, du noir et blanc… Il faut alors travailler pour que cela devienne bilatéral. Du reste, en venant chez nous, les Japonais vont se planter une épine dans le pied, car les Français ne disent pas ce qu’ils pensent vraiment. Et quand cela ne leur plaît pas, ils réagissent indirectement pour faire sortir le problème de leur territoire. De plus, les liens se sont renforcés entre la France et le Japon et la culture du Net lézarde lentement mais sûrement le contrôle exercé par les grandes maisons d’édition. Les éditeurs français pourront travailler plus directement avec les artistes japonais ! Les jeunes Français et Japonais qui ont tissé des liens auront aussi leur mot à dire. DC, Marvel, Disney : ces trois géants américains de l’édition restent sur leur territoire et licencient leurs titres chez nous à des éditeurs français.

Remerciements à Maud Beaumont (Delcourt)

Parlez-en à vos amis !

A propos de l'auteur

Nicolas-Penedo

Pas de commentaire

  1. Natth

    Très, très intéressant développement pour la dernière question. Je pense qu'il voit clair sur le sujet, contrairement aux éditeurs japonais concernés.

    Ce n'est pas la seule chose intéressante évidemment. Mais je dois avouer que le fait qu'il critique les amateurs de shônen, tout en avouant qu'il a réalisé un de ses rêves grâce au manga, c'est un peu ironique quelque part. En plus, les deux questions se suivent… C'est très amusant dans un sens rolleyes.gif

    Mais penser au manga de cette façon, plutôt que comme une chose qu'on arrête de publier dès que la rentabilité n'est pas au rendez-vous, c'est clairement très positif.